Les lois naturelles de l'enfant
Pour une éducation respectueuse du fonctionnement humain
Au sein d'Ankara Accueil francophone nous comptons beaucoup de passionné(e)s de questions éducatives. Que ce soit pour nos enfants, pour nos petits enfants, (ou pour nos élèves) nous avons nos livres de chevet sur ce sujet; parfois ils se transmettent d'une génération à l'autre. (J'élève mon enfant, Tout se joue avant cinq ans, etc.)
Je vous propose une lecture qui va vous étonner et renouveler votre regard sur ces questions: l'ouvrage de Céline Alvarez, Les lois naturelles de l'enfant, aux éditions Les arènes (2016).
L'un de ses grands mérites est de faire continuellement référence aux apports des neurosciences et de la recherche en éducation. Il n'est en rien pédant ni hermétique pour autant, rassurez-vous! il s'agit tout simplement du compte-rendu d'une expérience menée sur 3 ans avec une même classe dans une maternelle en zone d'éducation prioritaire (ZEP), à Gennevilliers précisément, près de Paris. Cette classe a compté jusqu'à 27 enfants.
Le tandem Céline/Anna (l'institutrice auteur du livre et son assistante aide-maternelle) y a accompli des merveilles.
Les résultats (contrôlés scientifiquement par une équipe de chercheurs du CNRS) apparaissent en effet miraculeux sur le plan des savoirs et des savoir-faire: 90% des enfants de moyenne section et 100% des enfants de grande section savaient lire de façon fluide, maîtrisaient les signes opératoires, la division y compris, situaient des pays dans leurs continents, etc.
Ils le sont encore plus sur le plan du savoir être: en trois ans, les enfants ont développé des capacités d'autonomie, d'auto-contrôle et d'attention aux autres tout à fait sidérantes. Grâce à leur niveau d'expression orale ils peuvent mettre des mots sur leurs sentiments, désamorcer des conflits naissants ou se libérer d'angoisse et d'inhibitions. Et les voici au sortir de la maternelle confiants dans les autres enfants, confiants dans les adultes, et de surcroît, avides de lectures, de découvertes, partageant volontiers les tâches domestiques chez eux... On croit rêver, non?
Nous sommes dans le monde de l'école mais vous allez voir que bien des principes concernent aussi la sphère familiale.
Essayons de comprendre …
Qu' est-ce qui a mis cette institutrice en mouvement pour accomplir ce tour de force?
Selon quels principes a t-elle agi?
A quelles méthodes a t-elle recouru?
Mais pourquoi une expérience de trois ans seulement?
Une stratégie bien réfléchie
Céline Alvarez est initialement une linguiste travaillant à l'université, en particulier sur les apprentissages du savoir. Pour passer de la théorie à la pratique, elle a réussi le concours de professeur des écoles et a obtenu du ministère de l'éducation nationale qu'on lui accorde les moyens d'expérimenter en lui confiant une classe de maternelle dans un quartier populaire et une dotation en matériel pédagogique.
Que cherchait-elle à démontrer?
Elle ne comprenait pas que 40% des élèves présentent de grandes fragilités en lecture, écriture et calcul à l'entrée en 6ème alors qu'ils étaient scolarisés depuis l'âge de trois ans. Ayant elle-même grandi dans une banlieue populaire de Paris, ayant été témoin de méthodes d'enseignement qui laissent sur le côté nombre d'enfants naturellement prédisposés, qui auraient pu réussir, elle a voulu apporter sa pierre à un changement des méthodes d'enseignement. Elle s'est appliquée à démontrer que le manque d'efficacité du système scolaire venait en partie du fait qu'il allait souvent à contre-courant des lois naturelles du développement de l'enfant. Ce qui était bien compréhensible tant que les neuro sciences et la psychologie cognitive n'avaient pas encore mesuré la capacité immense du petit enfant à apprendre, son goût spontané pour les conquêtes difficiles. Or, maintenant, on sait grâce aux neurosciences que l'enfant est naturellement «câblé pour» les apprentissages, le travail coopératif et la vie sociale en général.
Si l'on suit la pente naturelle de l'enfant, tout en lui donnant beaucoup d'attention et d'amour, en lui offrant un cadre rigoureux et cohérent, il apprendra beaucoup et vite mais qui plus est, il s'épanouira et ira vers les autres pour les aider.
Tel est le postulat que Céline Alvarez s'était proposé de démonter en prenant en main une classe multi-niveaux d'enfants de 3 à 5 ans à Gennevilliers, de 2011 à 2014
La classe unique, pivot de l'expérience.
L'enfant est «câblé» pour apprendre mais il ne peut le faire seul: il a besoin d'un guide plus avancé qui lui, le maître ou les plus grands de sa classe. Pour engager un nouvel apprentissage, l' adulte doit s'adresser individuellement à chaque enfant dans un rapport d'intense attention à l'autre, passant par le regard notamment.
Ensuite, les enfants plus expérimentés prennent souvent d'eux-mêmes le relais, adoptant naturellement une posture pédagogique. D'où une démultiplication très efficace des aides pour les apprentissages dans la classe multi-niveaux
Cette entraide entre jeunes enfants se vérifie dans les fratries: les plus petits sont souvent précoces par rapport aux aînés. Ils sont fascinés par eux apprennent d'eux quantité de choses en voulant leur ressembler (sur le plan moteur, de l'expression orale, du jeu, etc.). Les plus avancés se révèlent des pédagogues efficaces, sachant transmettre leurs connaissances ou savoir-faire de façon adaptée et progressive.
Ainsi, dans la classe, chaque enfant se place tour à tour en position d'apprentissage ou de transmission de savoirs (comme dans le «marché de savoirs») et dans les 2 cas, il développe des compétences, les grands ayant besoin de mots supplémentaires pour expliquer, de patience et d'écoute pour s'adapter aux petits.
Les appuis dont chaque être a besoin pour apprendre sont ainsi démultipliés : 20 ou 25 pédagogues étant au service de chacun. Selon l'auteur c'est ce qui explique en bonne partie les progrès spectaculaires accomplis par ses jeunes élèves au cours des 3 années de l'expérience.
L'apprentissage est donc avant tout social: penser que le jeune enfant puisse apprendre quoi que ce soit en regardant des écrans est un leurre complet, selon l'auteur, même si on lui propose des jeux éducatifs labellisés ou des applications pour smartphone très sophistiquées. Non seulement c'est inefficace en raison du manque de lien humain, mais cela place l'enfant dans une situation de surexcitation qui nuit durablement à sa capacité d'attention. Et c'est du temps perdu pour les interactions avec les autres (enfants ou adultes), beaucoup plus fécondes pour son développement...
Un héritage: la méthode Montessori augmentée
Céline Alvarez reconnaît ce qu'elle doit à ses prédécesseurs, soit à Maria Montessori dont elle s'inspire très largement mais aussi Edouard Séguin auquel elle emprunte la méthode des trois temps pour les apprentissages abstraits.
L'enfant apprend en vivant, par ses expériences actives, concrètes; tout apprentissage passe par le corps; il faut lui fournir du matériel qu'il pourra manipuler (dans un espace bien ordonné, lisible, pas surchargé), le mettre constamment en contact avec la réalité concrète et si possible dans le cadre scolaire, avec la nature ; et c'est lui qui choisit son activité et la poursuit tant qu'il ne s'en lasse pas: il «mange» selon son appétit.
Aussi, tous les aménagements et les équipements matériels de l'environnement sont-ils choisi avec un soin particulier : la salle de classe est étonnante et relativement dépouillée: pas de coin cuisine, de coin poupées, pas d'espace motricité mais du matériel pédagogique précis (repris de la méthode Montessori), des lieux d'activités manuelles ou intellectuelles organisés par type d'apprentissages et rangés dans des structures ordonnées, propres.
Deux exemples:
le coin lessive pour l'apprentissage des gestes de la propreté: laver une petite pièce de linge, l'essorer et l'étendre sur un fil à l'aide de pinces à linge développe la motricité fine, mais accroit aussi l'autonomie et nourrit le désir d'apprendre: le résultat du travail bien fait est immédiatement perceptible par l'enfant. Pas besoin des félicitations de l'adulte. Soit il met de l'eau partout, soit le liquide qu'il transvase reste dans la bassine.
Il en va de même pour les activités plus théoriques, plus abstraites comme l'apprentissage de la lecture, de l'écriture ou du calcul.
Pour ce dernier, l'ordre de grandeur , le sens des opérations seront acquis grâce à un matériel «Montessori» composé d'objets en bois , simples, esthétiques et ne présentant aucune ambiguïté: les différences, dans une série d'objets à classer par exemple, ne porteront que sur un seul critère. Mais d'une façon générale le matériel ne sera pas forcément solide. Il faut apprendre à l'enfant à le manier avec soin. Et là encore, il pourra immédiatement prendre conscience de ses faux- pas s'il le détériore par maladresse. Il apprendra de ses erreurs d'autant mieux qu'elles seront manifestes.
Quant à la méthode des trois temps d'Edouard Séguin, elle vaut notamment pour l'apprentissage de notions passant par du vocabulaire nouveau. Prenons l'exemple des noms de couleurs:
1- je nomme la couleur rouge en pointant du doigt un objet rouge et je fais répéter le mot à l'enfant. Je passe ensuite au jaune et au bleu et je répète plusieurs fois l'opération sur une courte durée.
2- je demande plus tard à l'enfant: montre moi le bleu, le jaune, le rouge...Quand il désigne la couleur, je dis «oui, c'est jaune.» et ainsi de suite. Cette étape devra être plus longue que les autres.
3- enfin, je demande à l'enfant d'identifier et de nommer chaque objet de couleur: qu'est ce que c'est? «Le rouge»! Je passe aux deux autres objets et quand c'est bien maîtrisé, je les change de place.
Il est tout à fait rassurant de constater que nous avons en tant que parents souvent recouru spontanément à cette démarche pour les premiers apprentissages de bébé. L'auteur nous conforte dans cette autosatisfaction en citant des recherches démontrant que l'être humain, qu'il soit très jeune ou adulte, est spontanément pédagogue.
Au-delà de toute considération didactique ou pédagogique, le principal message de l'auteur est celui-ci:
«Peu importe le matériel dont nous disposons...Ce qui fera la différence, c'est la force et la qualité du lien humain qui existera entre les enfants, et avec les adultes. (…) Une fois les activités en place, il est fondamental d'offrir aux enfants toute notre humanité, notre confiance, pour que résonne en eux le meilleur de nous-mêmes. Ces hauts sentiments portent et élèvent l'intelligence comme rien d'autre ne saurait le faire».
Et si c'était là que le bat blesse?
Trop beau pour être généralisé: des esprits chagrins mettent fin à l'expérimentation.
Comment expliquer que Céline Alvarez, malgré la démonstration aveuglante de l'efficacité de ses méthodes sur une population «éloignée de l'école» n'ait pas été encouragée à poursuivre dans sa voie mais en ait été empêchée? En juillet 2014, le ministère interrompit l'expérimentation, lui faisant retirer le matériel et sa classe multi-niveaux, ce qui la poussa à démissionner.
Comment expliquer qu'après un bref moment de gloire médiatique, elle fasse l'objet de nombreuses critiques acerbes (voire méchantes si on jette un coup d'oeil sur les réseaux sociaux) ?
Sortant du résumé du livre de Céline Alvarez, je vais me livrer à un commentaire personnel en avançant quelques explications possibles.
- Il est certain que le message optimiste sur l'enfant «naturellement» bon, curieux, bien disposé pour tous les apprentissages, sociable et généreux passe mal à une époque où les sarcasmes et la dérision sont de bon ton.
On peut l'accuser d'avoir un discours d'illuminée, aux accents quasi religieux quand elle parle des liens d'amour qui unissent cette communauté d'enfants et d'adultes. Et chacun de s'interroger, de se demander s'il serait capable d'un tel don de soi...Ceux qui vivent le métier dans des conditions éprouvantes peuvent difficilement être réceptifs, ayant le sentiment qu'il s'agit là d'un monde de «bisounours» . Pourtant, Céline Alvarez a expérimenté en REP...
Globalement, l'éducation nationale peine à intégrer les résultats de la recherche scientifique, y compris ceux des sciences dures.
En matière de pédagogie, les récents ministères de l'éducation nationale ont été prudents, voire frileux, conscients qu'il y a eu tellement de réformes successives que les enseignants sont éreintés. Or, les réformes purement pédagogiques, engagée depuis plus de trente ans ne sont pas passées en profondeur. Le conservatisme domine, les remises en question dans ce domaine étant souvent vécues comme des agressions. C'est compréhensible quand on constate que la formation initiale des enseignants en sciences de l'éducation est notoirement insuffisante. Il faut avoir un ancrage solide pour accepter d'être déstabilisé.
Tant que les notions essentielles de la psychologie cognitive et des neurosciences ne feront pas partie du bagage initial des enseignants, il faudra une motivation puissante pour accepter les risques d'une aventure pédagogique comme celle-ci, liée soit à un vécu personnel comme c'est le cas pour l'auteur, soit à un véritable militantisme.
J'ajouterai perfidement: «d'autant que l'état actuel de l'enseignement ne nuit pas aux familles éduquées, ayant eu accès à l'enseignement supérieur, ce qui est le cas des enseignants »...
Enfin, je sais par expérience que les salles de professeurs recherchent la cohésion et n'aiment pas les «têtes qui dépassent». Pour avoir formé et suivi de jeunes enseignants, j'ai constaté que des professeurs débutants, initiant avec enthousiasme des projets ambitieux et une pédagogie active, coopérative et différenciée, se voyaient rapidement découragés par les critiques, voire les sarcasmes de leurs aînés, et rentraient dans le rang après deux ou trois années d'efforts novateurs.
Chacune de ces hypothèses est polémique et demanderait à être étayée: elles pourraient faire l'objet d'articles passionnants (n'hésitez pas à prendre la plume pour alimenter le débat!). Mais terminons sur une note optimiste: on lit sur la 4ème de couverture: «plus d'un millier d'enseignants de maternelle s'inspirent déjà de Céline Alvarez et 1,7 million d'internautes ont consulté son blog».
Quelle que soit votre appréciation du résumé de ce livre de Céline Alvarez, allez vous aussi à cette adresse: https://www.celinealvarez.org
https://www.celinealvarez.org/resume-en-images-des-annees-1-et-2
Les vidéos et les outils qu'elle met à la disposition du grand public (c'est une très bonne communicante) vous aideront à mieux connaître sa démarche et son expérience et renforceront peut-être votre envie de lire son ouvrage dans son intégralité (400 pages illustrées et d'une lecture facile, je le répète).
Lisez et surfez ! Vous en ressortirez grandis.
Marie-laure Brégand
NB: M. Quaireau, professeur à l'université de Rennes 2, donnera une conférence ce lundi 7 mai à 19H à l'institut Français d'Ankara. Sur le thème de l'attention et de la réussite scolaire, il nous fera part des derniers travaux scientifiques au sujet des liens entre l'usage des écrans, le sommeil et la mémoire.
Après 45 mn d'exposé, il répondra aux questions que vous pourriez lui poser. Les adolescents sont les bienvenus.Une traduction simultanée sera effectuée pour les personnes non francophones.
La salle ne pouvant contenir que 150 personnes, il est préférable de réserver: murat.celik@ifturquie.org
Cordialement
l'équipe IFT Ankara - lycée Charles de Gaulle